A Emma Mannoury-Lacour

[Khazan, 9/10 octobre 1858]

Mon cher amour -
J'arrive des monts Ourals - où je n'ai rencontré ni facteur ni poste -je t'ai écrit deux fois depuis Moscou mais de misérables villages dont le directeur des postes mougique qui ne sait pas lire et qui laisse prendre les lettres à qui veut — mais quand je lui ai demandé si ma lettre arriverait m'a répondu non pas comme Langely:
Montaigne dit que sais-je et Rabelais peut-être -Mais l'équivalent.
Je suis à Kazan sur le Volga - sans être très civilisés les Tatars me semblent rentrer dans la catégorie des hommes, que depuis quelques tems j'avais quittée pour entrer dans une espèce moitié singe moitié ours - non décrite par Buffon - Je suis à la recherche d'un bateau d'un bâtiment d'une barque qui me conduise à Astrakan, ceux à qui je m'adresse secouent la tête, ils ont peur d'être pris par les glaces.
Le 8 août j'étais sur le champ de bataille de la Moskova, les pommes de terre y avaient gelé le matin - Joli pays!
Maintenant mon amour je vais me hâter d'aller à Tifflis j'espère y trouver une lettre de toi - une seule lettre pendant tout le temps que j'ai été à Moskou, c'est bien peu -
II est vrai que tu n'as rien à faire - qu'à craindre souffrir et pleurer pauvre chère créature du bon Dieu.
Tu ne croiras pas une chose mon cher amour c'est qu'à part les jours où je t'ai vue depuis quatre ans jours de joie bien rares dans ma vie — le seul bon tems que j'ai passé c'est dans cette solitude que je viens de me faire - soit dans ces grandes forêts de sapins sans limites où je chasse le coq de bruyère soit sur ce Volga immense, peuplé d'oiseaux comme une de ces mers où l'on n'a pas encore abordé - A part toi nul ne m'aime au monde, nul ne pense à moi nul ne s'inquiète de moi - Je me sens bien seul et bien oublié de tout le monde de sorte que je jouis ou à peu près du bonheur d'être mort sans avoir le désagrément d'être enterré — Je suis un revenant de jour au lieu d'être un spectre de nuit. Si notre vie ne s'arrange pas pour l'année prochaine l'année prochaine je repars et je revis de la même.
Je suis rajeuni de dix ans comme force et je dirai presque comme visage. J'ai adopté une espèce de costume circassien qui me va très bien et qui est très commode tout le tems que je ne le porte pas je suis dans ma chère robe de chambre de velours noir, avec des chemises de soie du Caucase rouges ou jaunes.
La bonne chose que cette liberté de faire ce que l'on veut de se mettre ce que l'on veut, d'aller où l'on veut.
Au reste dès que je rentre ici en pays civilisé j'entre dans une espèce de triomphe perpétuel et qui serait la joie et l'orgueil d'un autre et qui est mon supplice à moi; cependant un grand plaisir m'attendait à Nijni j'y ai retrouvé le héros et l'héroïne de mon roman du Maître d'armes graciés par l'empereur Alexandre après 33 ans de Sibérie! Juge comme ils m'ont reçu.
Je pars de Kazan le 1er octobre russe - le 12 octobre chez nous - je descends le Volga - je viens de
trouver un bateau je m'arrête 5 ou 6 jours à Astrakan - je descends la mer Caspienne jusqu'à Bacou, où je vais voir les adorateurs du feu - de là je viens à Tifflis, à Tifflis je fais une expédition dans le Caucase avec le prince Bariatinsky.
Puis je m'embarque sur la mer Noire - et je reviens par le Danube.
Je serai à Paris vers le 25 novembre - tu comprends que ma plus grande joie serait de te voir immédiatement je te préviendrai à mon arrivée et s'il y a moyen je descendrai du chemin de fer de Strasbourg pour monter dans celui du Havre.
Au revoir mon bien cher amour - partout où j'ai été j'y ai été en pensée avec toi partout où je suis tu as un coeur qui t'aime.
Je laisse un petit blanc pour t'écrire un petit mot demain — avant de mettre ma lettre à la poste.
Un bateau part qui me répond de ta lettre je n'ai que le tems de te dire mille fois Je t'aime.
A toi à mille lieues comme sur ton coeur.

A.

***

[Derbent, 17 novembre 1858]

Fleurs cueillies à Derbent le 17 novembre en face de la mer Caspienne — sur la tombe d'une jeune fille tuée par son amant.
Adesso e Sempre

Nous sommes hors de tout danger - mais nous avons traversé toute la ligne du Caucase au milieu du feu -
II y a trois jours près de l'aoul d'Hylly nous avons laissé 15 cadavre [s] de Circassiens dans un seul fossé
Nous voyageons avec cent hommes d'escorte et deux pièces d'artillerie.Je t'aime!

Tu vois qu'il y a du géranium partout même en Asie.


Aut., Société des Amis d'Alexandre Dumas, fonds Glinel, R 3/ 40. Acqon Eugène Charavay 29 janvier 1888.