Michel Le Guével

Petite figurine en biscuit
qui tourne sur elle-même dans sa boîte à musique


de Gaëlle Obiégly
(éditions Gallimard, collection L'arpenteur)


Je ne refoutrai pas les pieds à Saint-Pétersbourg. Rideau ! A Paris. Je me suis enfermée dans un appartement tapissé de papier peint ocre. Je ne sais rien de l'été qui commence. Des fleurs pourrissent dans un vase. L'odeur de l'eau stagnant dans le récipient, quand je l'approche, me sort un peu de ma torpeur. J'ai une vie qui tient à un fil, à des prescriptions de pilules que me délivre un médecin. Une pour manger, une pour rire, une pour dormir, une pour me réveiller.
Il y a près de moi des rosés, des livres et un lecteur de disques. Les rosés sont fanées, elles ont une odeur de pourriture. Les livres, je ne les lis pas. Toute la journée j'écoute la même chanson, le même passage du quintette pour deux violoncelles de Schubert. Je n'ai ni le coeur à vivre ni le courage de mourir, je suis un bout de bois mort. Je prends très peu d'initiatives. J'attends qu'une bagnole me fauche. Je ne suis pas triste. Accablée par ma propre lourdeur. Je m'entortille là-dedans comme dans une couverture en laine.
Les petites bulles dans le liquide glauque, le moisi sur la tige des fleurs, le volet mal fermé, l'hôpital en face, les voisins qui s'engueulent devant la télé, j'ai ce qu'il me faut.
Voilà le tableau !
Un matin on a sonné à la porte. Je n'ai pas reconnu la personne sur le palier. Elle est entrée, j'ai identifié mon frère au casque de moto qu'il tenait sous son bras. Il a voulu m'emmener voir la mer. J'ai mis un manteau. Il a fermé la porte à clé. Nous sommes partis.


L'atmosphère du passage (cf. ci-dessus) et du livre en général correspond parfaitement à la couleur « glauque » du liquide, si l'on accorde au mot sa signification actuelle, très récente, qui semble bien en passe d'éliminer la véritable. « Glauque » évoque le morbide, le malsain, le maladif. Ici, des fleurs pourrissent, l'odeur est délétère, la narratrice est désespérée sans même la grandeur, le tragique, du désespoir authentique. Elle tourne en rond dans son malaise comme le disque qu'elle écoute en permanence. « Voilà le tableau » : il est exactement « glauque », comme le liquide du vase. Mais ici l'écrivain nous joue un tour en reprenant le sens originel du mot, celui qu'on trouve dans LITTRE : « Qui est de couleur vert de mer ». Le ROBERT de 1971 n'enregistre pas encore le nouveau sens et ne donne que « d'un vert qui rappelle l'eau de mer ». Le dictionnaire Français-Russe de GAK-TRIOMPHE (1991) donne comme traduction : « tsveta morskoy volni, sinezilioniy». Le dictionnaire Français-Russe de GAK-GANCHINA (1994) reprend cette traduction, mais il ajoute le sens moderne qualifié de « razgovorniy» : « mratchniy, podozritelniy, otvratitelniy ». J'imagine les contresens cocasses qui peuvent naître de l'utilisation malencontreuse de ces trois adjectifs. « Glauque » se dit depuis quinze ou vingt ans pour qualifier des films dont l'atmosphère met mal à l'aise. En dehors de cet emploi il peut s'appliquer à un décor, par exemple celui de certains podyezdi où je ne m'engageais qu'avec le délicieux frisson d'un Rambo occidental qui se donne des sensations que ne procure pas le centre commercial bien kitsch de son quartier, même si en définitive le danger n'y est pas moindre. Devant l'hôtel « Sovetskaya», sur la Fontanka se trouve une maison étrange que j'avais baptisée « Maison des fantômes » en raison précisément de son aspect « glauque ». Isolé, à une heure tardive, dans une petite rue de Moscou, dans le quartier de Crime et châtiment, on comprend ce que veut dire « glauque », dont « otvratitelniy» est une traduction excessive. On pourra utiliser « glauque » pour Délicatessen (le film de Caro et Jeunet). L'idée dominante, c'est celle de malaise, d'inquiétude. C'est l'ambiance des livres de Kafka.
Dans le vase où les rosés pourrissent, le liquide est réellement glauque, vert opaque comme l'océan quand le ciel n'est pas très bleu. Les petites bulles qui l'animent rappellent que c'est la pourriture, la décomposition qui expliquent cette couleur. Gaëlle Obiégly joue donc sur les deux sens du mot, le sens propre (vert) et le sens qu'on ne peut même pas appeler figuré, ni dérivé. Il s'agit d'un déplacement métaphorique reposant sur les sonorités. Les phonèmes ne sont pas beaux : « gl » évoque « gluant, glaire », la chute du mot à peine lancé (« auque ») ne procure pas non plus un plaisir auditif considérable. Disons-le, le mot est laid, et ce n'est pas la première fois que des sonorités changent le sens. C'est ainsi que le grand grammairien Georges Gougen-heim (un Professeur brillant et charmant que j'ai eu le privilège d'avoir comme maître à la Sorbon-ne) expliquait l'évolution de « compendieuse-ment », qui veut dire « en abrégé » et qui a fini par signifier « en détail, longuement et minutieusement » sans doute à cause de sa longueur. « Sarabande » était à l'origine une danse espagnole lente et grave ; l'idée de « bande » étant associée à la turbulence, à l'agitation, le mot a évoqué quelque chose d'agité. « Truculent », qui est le mot latin truculentus, « cruel » a pris le sens de « haut en couleur », peut-être sous l'influence de succulent » (G. Gougenheim. LES MOTS FRANÇAIS DANS L'HISTOIRE ET DANS LA VIE. Tome 1, page 290, Paris, éditions Picard, 1968). Le mot « murmure » désignait un grondement et a probablement évolué vers le sens actuel au moment où les « ou » du latin sont devenus la voyelle aiguë du français.
En russe, c'est peut-être la sonorité ferme, énergique du mot kroutoy qui explique son emploi dans la langue parlée : le mot claque comme une détonation, il ne donne pas envie de discuter et tous ses sens dans l'argot des bandits ou de la jeunesse se rattachent à cette idée de force. On n'imagine pas un déplacement semblable pour un mot comme obrivestiy qui est pourtant son synonyme.
Pour en revenir à notre « glauque », il symbolise l'état d'âme de la narratrice et le décor en rassemblant les deux significations actuellement concurrentes avec une nette prédominance pour l'idée de « malsain » puisque dans le même paragraphe on trouve : « moisi », « hôpital ». On sent un abandon (« le volet mal fermé »), une médiocrité quotidienne (« les voisins qui s'engueulent devant la télé ») qui nous éloignent bien de la signification propre du mot. Une mer glauque n'évoque absolument rien de morbide. Il a fallu que les sonorités éliminent complètement le spectacle grandiose et, il est vrai, un peu inquiétant, de la mer par temps sombre. Rarement un mot change de sens à cause de ce que la vue suggère. Les diverses transformations (métonymie, extension, restriction, métaphore) qui expliquent les évolutions sémantiques reposent sur des appréhensions rationnelles. Dans un cas comme celui de « glauque », le langage montre qu'il peut céder à des pressions tout de même assez énigmatiques si on ne les rattache pas à l'influence du son sur le sens.