Elle

Je suis assis dans un tramway qui tintinnabule, en culottes courtes bleu marine, agitant des pieds impatients en chaussettes blanches et souliers neufs. Je regarde par la vitre d’une immense fenêtre. Le monde, derrière cette vitre, me paraît sans bornes et mystérieux. Et il me tarde de savoir ce qu’il est, ce monde de derrière la fenêtre, plein d’un mystère sans bornes.

Elle, en petite jupe rose à dentelles blanches et rubans blancs, blonde et bouclée comme une poupée, est assise en face et me regarde. Je saurai plus tard que le mot «elle», si on veut lui donner un certain sens, doit s’écrire avec une majuscule, mais en ce temps-là... En ce temps-là je ne pouvais simplement pas tourner tranquillement la tête de son côté et la regarder droit dans les yeux. Ses yeux, je les observais tantôt dans les reflets des vitres du tramway, tantôt en dérobant, en une attaque pirate, son regard qu’elle détournait alors avec indifférence...

Assis dans le tramway, je regarde par la fenêtre. Elle est immense, la fenêtre. Et l’immensité sans limites, au dehors, c’est Moscou, dont les sept collines sont sillonnées par des tramways fracassants; le mien longe les boulevards de Tver et Strastnoï, traverse la place Troubnaïa en direction du boulevard Tsvetnoï, et arrive tout droit a u Cirque, centre de tout ce qui existe en ce vaste monde...

«Caran d’Ache est en piste!» «Les ours savants!» «Les acrobates sont sous le chapiteau!»

Alors je ferme à demi les yeux... «Dzin-dzin!» tintinnabule le tramway..., tandis qu’autour de la piste les chevaux caracolent dans le claquement des cravaches... Et sur le fil tendu... là-haut, tout en haut... c’est Elle! Avec ses boucles d’or et ses prunelles limpides... tout près des cieux!

Je ne baisse les paupières que quelques longs et suaves instants... mais c’est là, justement, qu’après des miracles d’équilibre elle bascule soudain dans le vide, et moi, fondant tel un épervier, j’ai tout juste le temps de m’élancer hors des gradins et de la saisir au bord de la piste...

 

Le tramway brinquebale sur les jo ints du métal, ses freins hurlent dans les virages et ses vitres font un cliquetis moqueur. Il dégringole la chaussée de Iaroslav

du haut de la Malo-Moskovskaïa et, longeant le Village Alekséievskoïé, se dirige vers le parc d’Ostankino...

— C’est grand, Moscou!

Je regarde, je regarde toujours par la fenêtre... Dans la vitre poussiéreuse se forme un reflet vague dont je discerne peu à peu les contours... c’est Elle!

Je serre dans mon poing gauche une pièce de monnaie, dans le droit un canif, et tous les deux sont enfoncés dans les poches de mes vieilles culottes «style golf». Si je lance la jambe un peu plus fort, je pourrai, de la sandale éculée qui chausse mon pied nu, toucher — par hasard, bien sûr — le bout de ses souliers couleur de bluet... Elle ne balance pas les jambes, comme moi, et ne regarde pas, comme moi, par la fenêtre. Des cils sombres voilent son regard baissé vers ses genoux, où entre les plis d’une robe toute blanche repose un mince petit livre bleu. J’ai le même, à la maison; je connais par cœur tous les vers de Pouchkine qu’il contient. Et là où la page de droite est occupée par l’image d’une troïka avec un cocher — oui, voilà, c’est ce qu’elle est en train de regarder, tout en écartant des doigts de sa main gauche une mèche de ses cheveux mordorés — il y a sur l’autre page, en face, Route d’hiver. Si en cet instant elle fermait le livre... et, ô mon Dieu! si j’en avais le courage, je lui réciterais à voix basse mais avec tant de sentiment: «A travers l’onde brumeuse la lune glisse ses rayons, et sur les tristes clairières verse une clarté triste»... Et à la page suivante: «Près d’une anse marine un chêne se dressait...» Et à la dernière: «Compagne de mes jours sans joie, ma colombe aux cheveux blancs...» (là, je pense toujours à ma grand-mère chérie...). Mais elle ne regarde que son livre; et je crois qu’en ce moment elle ne se soucie pas du tout de moi. Et même s’il n’en était pas ainsi, nous ne saurions ni l’un ni l’autre comment nous le dire... Elle et moi, nous ne savons encore rien de Cela, rien du tout... Nous ne savons même pas ce qu’est Ce que nous ne savons pas, et pourquoi existe Ce qu’il ne nous est pas encore donné de savoir, et nous ne savons ni comment, ni quand nous le saurons...

Mais il me semble que nous commençons à entrevoir quelque chose... quelque chose de très, très important... Ainsi moi, je pressens mon entrée dans un champ magnétique assez étrange, et en même temps merveilleux et troublant— le champ de notre attirance mutuelle, où pour le moment nos échanges ne sont possibles que sur la longueur d’onde du profond soupir, de l’incertitude et du rêve...

Le tramway ralentit... Là, il va décrire un cercle et s’arrêter non loin de la station de location de canots, hangar accroché à la rive d’un grand étang, en face du palais Cheremetiev, dans le parc d’Ostankino. Ce tramway porte le numéro dix-sept. Ici, il va faire une petite boucle et repartir en sens inverse vers ce vaste espace qu’on appelle la Chaussée de Iaroslav et qu’il va longer en direction de la gare de Rjevsk, puis, passée la Tour Soukharev, s’engager dans le quartier dit du Bois de Marie, où il va se perdre dans un fouillis de rues tortueuses...

Mais pendant que les roues freinent... (maintenant je n’ai même plus besoin de cligner des yeux) notre barque sera déjà au milieu du lac — moi aux avirons, Elle à l’arrière, toujours avec son petit livre... Un vent léger tournera les pages sur ses genoux..., le soleil sera juste au-dessus de la barque, très haut..., et Elle, regardant par-dessus ma tête, déclamera à voix basse, pour moi tout seul: «Cette année-là l’automne s’attardait, la nature attendait l’hiver...» - cela, c’est d’un autre livre, celui que maman aime à relire... Et moi, en l’écoutant (Elle, pas maman), la tête baissée et répétant les mots après elle, au même rythme, je plongerai dans l’onde lisse les longues rames maladroites et, les retenant parfois en l’air, pointées vers le ciel, j’y regarderai ruisseler au soleil des reflets ambrés et argentés...

— «Hou-les-a-mou-reu-eux! Hou-les-a-mou-reu-eux!» C’est le fracas soudain d’une chaise qui tombe, comme un tonnerre de cheminée qui s’écroule! Sur une barque voisine ricanent trois «méchants garnements»! N’avoir, en mon for intérieur, que mépris pour leurs quolibets... Mais ma soif d’héroïsme implique des représailles aussi sévères qu’immédiates. Et c’est ainsi que durant les quelques secondes où le tramway accomplit son demi-tour, et tandis qu’Elle, toujours plongée dans son livre, se lève déjà de sa place, je contemple avec délectation cette victorieuse bataille navale: d’un adroit coup de rame (je l’ai décrochée du tolet) je retourne la barque de l’adversaire, et ce sont de grands bruits d’eau qui gicle, des appels au secours, les figures défaites de nos agresseurs, la quille de la barque tristement balancée sur les flots et trois paires de mains enfantines tendues vers elle...

— Dzin-dzin-dzin! — le tramway s’arrête.

 

Un bateau à vapeur descend la Moskowa. Toujours «Moscou», «Moskowa», tout, partout, porte ce nom! Au matin, après une nuit entière de voyage, on a vu dériver au fil de l’eau les débris d’un autre bateau, bombardé par les Allemands...

Debout sur le pont, je regarde l’eau. Je la regarde longtemps sans en détacher les yeux, et il me semble qu’il suffirait d’un peu plus d’attention pour qu’à l’instant elle m’entrouvre le secret de la tragédie nocturne. Mais l’eau... c’est de l’eau, elle est à la fois paisible et pas très transparente, elle attire aussi, et, de plus, elle fait peur. Peut-être bien en effet qu’aujourd’hui elle est un tout petit peu plus mystérieuse...

Je relève la tête...

Elle aussi est là, sur le pont, mais Elle regarde non pas dans l’eau, comme moi, mais au ciel. Mon regard suivant le sien, je vois un grand oiseau: une mouette blanche et grise plane tout près du mât. Et je me dis tout à coup:

— Ils ont quand même de la chance, ces oiseaux, ils ne connaissent pas la guerre, eux, ni les soucis qu’elle nous cause... Et de toute façon ils vivent autrement, comme s’il ne se passait rien autour d’eux...» Et c’était là, me semblait-il, quelque chose de contre-nature, mais aussi quelque chose qui fit, comme dans un songe, éclore en moi la pensée qu’à côté de ce cours agité du fleuve, à côté de notre vie inquiète il y a une autre réalité, invisible et universelle, qui ne change jamais son rythme établi de toute éternité. Alors au plus intime, au tréfonds de ma conscience frémit le pressentiment angoissant et radieux de l’inconcevable étendue du monde qui nous entoure et de ses mystères plus inconcevables encore. Et regardant du côté de la mouette, je vois bien son vol s’élancer sur fond bleu sombre, et même je sens mon regard frôler Son regard à Elle sur cet oiseau qui plane en ce moment dans le ciel, mais je sais désormais non seulement que sur ce bateau je ne pars pas simplement en exode, en un simple acte collectif de fuite devant la terreur des bombardements allemands sur Moscou, mais je fais mes premiers pas timides en ce monde dont je dois encore apprendre à connaître la nature profonde, je sais aussi que pour l’instant l’essentiel n’est pas là, que ce sera pour plus tard encore...

Le Maxime Gorki descend la Moskowa, évacuant le sanatorium pour enfants tuberculeux Pâquerette vers l’arrière-pays. Environ soixante enfants d’âges divers et avec eux les médecins, les enseignants, l’administration, les infirmières et deux ou trois aides-soignantes... Et accompagnant tout ce personnel, les différents membres de leurs familles. Il y avait aussi des personnes étrangères au sanatorium, que nous ap pelions les «compagnons de route».

Et cette fillette aux yeux noisette et à la longue tresse châtain sortant de sous un béret bleu marine, qui m’a lancé un coup d’œil en passant et qui regarde à nouveau, comme si de rien n’était, la mouette à présent posée sur le mât, puis le paysage qui défile — fait-elle partie des «compagnons de route» ou, comme moi, des «divers membres»? Je sais qu’elle fait exprès de ne pas regarder de mon côté, mais qu’elle m’a remarqué...

Et moi non plus, je ne la regarde pas.

C’était un petit matin de septembre 1941, sur un grand fleuve de Russie... Et le ciel était bleu et clair... La mouette n’était plus seule, il y en avait plusieurs qui planaient au-dessus de nous... Et il y avait Ses yeux, malicieusement plissés... Et nous naviguions, Elle et moi, vers un lointain inconnu, vers une vie inconnue et pour une durée inconnue, laissant derrière nous des choses chères et bien précises: pour moi, ma mère, mon père qui lui-même m’avait laissé pour partir au front, mais aussi ma grand-mère chérie, mes amis et notre bonne vieille cour moscovite pleine de verdure, et l’école si brusquement abandonnée...

Les avions allemands piquèrent tout à coup... Ou plutôt: soudain, tout s’embrasa autour de nous, il y eut des explosions, des cris déchirants: «Au secours!!! Au secours!!!..» Et alors seulement je compris en un éclair: «Mais ce sont les avions allemands!» Le bateau s’affaissa du côté droit, or nous nous tenions à gauche... Non, ça ne va pas, s’il penche à droite nous ne pourrons pas sauter directement dans l’eau, nous serons jetés contre le flanc du bateau. — Il s’inclina vers la gauche, et Elle et moi, au même instant, fîmes un bond fantastique... Non... — Elle fut emportée par une onde de choc! Ce sera mieux. Moi, je cherchai des yeux une bouée de sauvetage: les matelots qui étaient sur le pont les lançaient dans les flots et criaient, mais on n’entendait pas ce qu’ils disaient. Je voyais qu’aucune de ces bouées ne parvenait jusqu’à elle. Alors je me jetai à l’eau... Quant au fait que je n’a ie jamais su nager, quelle importance...

Frappant rythmiquement de ses roues à aubes la surface sereine de la Moskowa, le Maxime Gorki longeait lentement un paisible paysage vallonné. La fillette au béret bleu regarda attentivement de mon côté avec un sourire où je crus voir une nuance de moquerie, et disparut dans la coursive des cabines de première classe.

 

Je l’avais remarquée dès l’embarcadère. Je la voyais de dos; sa robe blanche à pois bleus, flottant au vent et gonflée comme une voile, semblait à tout moment vouloir se prendre au jeu, et lorsque cette menace devenait sérieuse elle baissait le long de ses hanches ses bras hâlés, sans cesser de regarder le chemin qui menait au quai. Ses cheveux aux reflets roux n’étaient pas tressés, mais attachés par un ruban noir bien serré, et descendaient le long de son dos robuste presque jusqu’à la ceinture... «Elle attend quelqu’un», pensai-je; et elle se retourna...

J’embarquai en emportant Son image.

A cet endroit l’Ob était particulièrement large; cependant une grande île allongée près de la rive que nous suivions divisait le cours du fleuve et, couverte d’un taillis quasi impénétrable de framboisiers, de groseilliers et de mûriers, masquait la véritable distance à l’autre rive, si bien que lorsque le bateau débouchait de derrière la pointe de l’île pour se trouver soudain en plein espace liquide, on avait le cœur saisi de surprise et de ravissement. Cet émerveillement, je le lus aussi dans son regard. Maintenant elle était assise en face de moi, sur le pont, et regardait par-dessus la rambarde. «Et où est donc celui ou ceux qu’elle attendait?» Je regardai alentour, mais ne vis personne...

Elle pouvait avoir mon âge ou à peine plus: une adolescente, comme moi de cette génération qui, ayant impétueusement commencé sa croissance dans la paix relative des années trente, s’était soudain recroquevillée sous le souffle brûlant de la décennie suivante, et était maintenant moins mécontente de son destin que repliée sur elle-même et sur la gêne, à moins que ce ne soit la joie secrète, d’être encore si jeune et de ne pouvoir se trouver parmi ceux qui d’un instant à l’autre risquaient de se consumer sur le bûcher de la terrible guerre qui fumait là-bas, à l’ouest.

Plusieurs fois mon visage fut parcouru, comme d’un souffle, pa r son regard qui passait mi-attentif, mi-distrait. Plusieurs fois, en d’obliques incursions, je saisis les mouvements impatients de ses bras tantôt retournés derrière la tête, tantôt entourant ses genoux, ou les paumes appuyées sur le banc. Plusieurs fois, comme pour elle-même, elle fredonna des mélodies connues jusqu’à la nostalgie — des chansons de la guerre, et lorsque je fis mine de joindre ma voix à la sienne elle me lança un regard d’institutrice d’école maternelle, s’interrompit et entonna soudain tout haut, d’une voix grave déjà presque formée, une chanson toute différente que j’entendais pour la première fois, au sujet d’une jeune fille et d’un matelot du front qu’elle n’a connu que brièvement. Mais:

 

Pas de lettres, pas de nouvelles

Le matelot a disparu

Et Maroussia attend en vain...

Et le plus attristant pour elle

C’est que tous les jours dans la rue

Les gens l’appellent femme de marin...

 

La chanson s’envolait au-dessus des espaces li-quides de l’immense fleuve, ce qui donnait à ses paroles un sens particulier, symbolique; et me souvenant qu’à l’embarcadère, elle ne pouvait détacher son regard du sentier qui descendait de l’hôpital militaire construit là-haut au milieu des pins, sur l’escarpement dominant le fleuve, je me dis qu’elle était certainement allée voir un blessé.

Je me retournai encore — en pensée, cette fois — et je Le vis. Un garçon blond assis près d’elle, souriant, en marinière et pantalon «cloche», avec sur un genou son béret aux rubans noirs serpentant dans le vent; et de son bras droit il lui enlaçait les épaules. Et elle ne faisait pas la moindre tentative pour se dégager. Et elle lui souriait...

Cela m’arrivera aussi plus tard: Elle, et à ses côtés non pas Moi, mais Lui. C’est quand il s’agit d’une autre Elle. Quand Elle est, pour nous, simplement la personnification de cette force magique affectée du signe opposé et comme telle ne peut pas ne pas attirer notre «signe polaire», mais traverse notre vie avec un billet de transit, une autre destination et une autre mission.

 

J’avais à peine dix-neuf ans; la sueur qui ne séchait pas et la chaleur qui ne tombait pas faisaient coller à ma peau la vareuse de coton; notre section de compagnie d’infanterie, renvoyée comme une balle d’un point à un autre suivant les plans opérationnels de quelque haut commandement, avait fait halte près de la gare de chemin de fer de la petite ville de Balta, dans la région militaire d’Odessa. Cinq ans après la fin de la guerre, pour un jeune homme romantique et qui mesure la course du temps non pas selon le calendrier, mais d’après la grande et la petite aiguille, ou tout au plus les jours de la semaine — cinq ans est un délai amplement suffisant pour que le ciel bleu au-dessus de sa tête et les nuages qui y vagabondent, lui semblent pacifiques et même tendres. Et tout le paysage qui environnait le lieu de notre halte, à cette heure matinale, était plus que pacifique, ainsi que les habitants qui l’animaient: paisibles, mais paisibles, jusqu’à la béatitude. Et mes «compagnons d’armes» — des appelés, comme moi — tout fourbus qu’ils étaient après une marche forcée avec armes et bagages, ne laissèrent pas de profiter de cette échappée hors de la garnison pour se livrer à une occupation pacifique par excellence, et éternelle comme tout ce qui concerne l’amour: orner de dentelle verbale les rets et autres filets galants qu’ils lançaient sans hâte, ou parfois même à la hâte dans des conditions, en apparence, de totale impossibilité. Notre courte halte sur l’herbe et sur les bancs d’un petit square ombragé, près de la gare, fut marquée par une aimable coïncidence: au même instant, descendant du train qui venait d’entrer en gare, arrivait un groupe joyeusement volubile de jeunes filles en robes légères, chargées de sacs et de cartables auxquels on ne pouvait manquer de reconnaître en elles des étudiantes, qu’elles fussent du pays ou venues d’ailleurs. Elles entrèrent aussitôt dans notre square, s’installèrent sur les bancs que nous avions laissés libres près de la sortie et, sans cesser de babiller, elles guettaient l’arrivée de l’autobus.

— Des sa crés beaux morceaux! dit le sergent assis à côté de moi, clappant de la langue avec gourmandise. Il cracha par terre, se leva lestement et d’une démarche légèrement ondulante se dirigea de leur côté; d’autres le suivirent.

— Voilà les étalons qui piaffent... marmonna moitié pour lui-même, moitié à mon adresse notre chef de section, un tout jeune lieutenant; et il se leva à son tour. Il me sembla voir sur son visage aux pommettes saillantes et semé de taches de rousseur flotter quelque désarroi devant cette péripétie inattendue, et une incertitude quant au parti à prendre: rappeler à l’ordre ses subordonnés, faire comme si de rien n’était, ou encore céder lui-même à la tentation et se joindre à eux... Après un regard prolongé sur sa grosse montre bracelet, puis sur moi, comme en quête d’un soutien moral («intellectuel» moscovite, j’avais, en un certain sens, sa confiance) et ne le trouvant ni en l’un ni en l’autre, il préféra s’adosser au tronc d’un énorme peuplier et s’immobiliser dans une contemplation vigi lante.

Moi, méditatif, je n’avais pas bougé. Les yeux mi-clos, le cœur battant encore à un rythme accéléré, les articulations et les muscles endoloris, et les oreilles envahies de ce bourdonnement qui vient non de l’extérieur, mais du fond de la région cervicale et qui précède l’envol de la conscience hors du temps et de l’espace: je plane, mi-présent mi-absent, voyant et comprenant tout mais avec ce détachement du réel qui me permet sans effort particulier de le faire passer de la zone de netteté à celle du flou, puis de me transporter en douceur en un point de l’espace qui m’offrira ce que je désire par-dessus tout, la vue des personnes et des objets qui me sont chers.

En cette période militaire de ma vie la destination de mes envols était le plus souvent notre petite rue tranquille, la Malo-Moskovskaïa; je montais à l’unique étage de notre maison en trois volées de marches de bois — quatre, puis deux fois neuf — et, devant la porte aux deux boîtes aux lettres, la nôtre et celle des voisins, je retenais mon souffle et tendais l’oreille: maman ou grand-mère avaient-elles senti ma présence?..

Les filles que pouvaient attirer les soldats en temps de paix ne m’intéressaient tout simplement pas. Dans une situation où je me considérais comme humilié par les circonstances de mon propre destin, je coupais court à toute manifestation active de romantisme et chassais donc loin de moi l’idée que pût ainsi, à l’improviste, se faire jour ce qui dans mon esprit était une chose essentiellement intime, secrète par nature, et exigeait cet état d’âme particulier qui permet de tracer, entre deux Moi, le signe «égale».

Mais cette fois-là, lorsque je levai soudain la tête et regardai devant moi, je constatai que la zone de flou présentait des contours précis et une image parfaitement composée: au premier plan un chemin partant vers la gauche, avec le lit d’un ruisseau à sec; au deuxième — le tronc puissant d’un tilleul et deux silhouettes féminines qu’il abritait de sa ramure déployée comme un toit au-dessus d’elles; à l’arrière-plan — une palissade avec un portillon sur fond de brouillard ambré. Ce qui arrêta mon attention, ce fut d’abord que les deux jeunes filles, tout en faisant évidemment partie du groupe, s’en tenaient à une certaine distance; puis, que l’une d’elles, une brune vêtue de bleu, était tournée vers moi de trois-quarts, tandis que l’autre, aux cheveux châtains, en jupe rose et corsage blanc, adossée à l’arbre et les bras croisés sur la poitrine (son cartable était posé sur l’herbe) regardait de mon côté et, même lorsque nos regards se rencontrèrent, au lieu de détourner les yeux comme on aurait pu s’y attendre, hésita un peu avant de les baisser brièvement puis, comme si elle venait de prendre une résolution, les releva aussitôt sur moi, et tourna la tête. «Désormais, pensai-je en un éclair, je garderai toujours le souvenir et de ce jour, et de cette heure, de ce square et de ces yeux d’une couleur indéfinissable qui ont comme cela, tout simplement, inscrit un signe “égale” sur une page froissée de mon carnet de voya ge».

Et quand l’autobus arriva, puis repartit sous les acclamations d’adieu de mes camarades, je restai en silence près de la palissade et regardai par les fenêtres ouvertes, sentant le cœur me manquer dans l’attente qu’un signe me fût donné — comment, sous quelle forme, je n’en savais rien, mais un signe qui m’eût confirmé que c’était Elle! Elle, dans cette bourgade perdue, dans ce groupe d’étudiantes provinciales qui voici un instant riaient avec des soldats et continuaient de les saupoudrer de leurs confetti de coquetterie, sourires et quolibets du genre: «Dacha, hé Dachka! Regarde le tien, comme il frétille. Je parie qu’il va t’envoyer un billet doux, avec des fleurs... «Lénotchka, qui est-ce qu’il reluque, celui-là, avec ses yeux noirs? Ce ne serait pas notre Macha aux boucles brunes, par hasard, qui lui aurait tapé dans l’œil? Macha, pourquoi tu tournes la tête? Un bel oiseau comme ça, et tu le laisses échapper...»

Macha? Oui, sans doute, Macha... Et je vis son corsage blanc, de dos... «Retourne-toi, re tourne-toi donc...» murmuraient mes lèvres. Elle ne se retourna pas. Cette jeune provinciale était, elle aussi, de ceux qui savent attendre. Et comme en réponse à mes pensées, j’entendis près de moi la voix du sergent, qui ne s’adressait, semble-t-il, à pe rsonne en particulier:

— Elles viennent de l’Institut pédagogique d’Odessa...

 

Ses roues soulevant des tourbillons de poussière, tout au bout de la rue déjà et prêt à en tourner le coin, l’autobus s’éloignait de moi pour entrer dans son éternité floue...

L e plancher tremblait sous nos pieds, tanguait, et tandis que ma main droite, à côté de sa main gauche, tenait la barre d’appui, ma propre main gauche descendant le long de mon pantalon bouffant tâchait de s’emparer du lourd cartable que tenait fermement sa main droite; et sa tête, oscillant légèrement, semblait me dire «Non, non»... tandis que ses yeux disaient aux miens: «Oui, bien sûr que oui!» Et de nouveau tout tremblait, sa tête oscillait de droite à gauche, de ses yeux fusaient des rayons bleu sombre qui me parlaient un langage parfaitement compréhensible...

 

Il fut un temps où je La cherchais presque en la première venue. Que parût au coin d’une rue, furtive, quelque jolie silhouette élancée à la longue tresse ou aux cheveux flottant au vent, qu’elle montât dans le wagon d’un tramway, d’un métro ou d’un train et que son regard me parût de feu — je tressaillais: sans tendre le cou comme une oie, j’étais néanmoins prêt à m’élancer à sa poursuite jusqu’au bout du monde. Mais je ne poursuivais jamais perso nne.

Jusqu’au jour où, à un certain moment de cet état d’«élancement», j’évoquerai à nouveau celle que j’ai vue naguère sur une photographie, un ruban dans ses cheveux blonds, la tête un peu inclinée, en col marin, avec des yeux immenses et rêveurs. Cette photographie était accrochée sur l’armoire murale, près de la fenêtre de la pièce commune où s’étaient installées pendant les années de guerre, à Novossibirsk, nos deux familles: Elle et sa mère, médecin, avaient fui le blocus de Léningrad, et ma mère et ma grand-mère le front qui se rapprochait de Moscou. Elles habitaient là depuis déjà un an; moi, je venais tout juste d’arriver, retrouvant ma famille après un an de séparation... «C’est... — et ma mère me dit son prénom — c’est une très gentille petite fille; mais bien sûr elle est déjà beaucoup plus grande que sur cette photo. Tu verras toi-même: elle va bientôt arriver.» Elle arriva en effet. Et entra pour toujours, emménagea, ainsi qu’il apparut par la suite, avec tout le sens et le goût du confort intime qui la caractérisaient, quelque part du côté romantique de ma conscience, et cela de façon à la fois si solide et si discrète que, lorsqu’un an et demi plus tard nous nous séparâmes pour regagner chacun notre «ville-héroïne», je ne me rendis pas compte tout d’abord de l’importance de ce qui s’était passé, et c’est au bout de plusieurs années, au long desquelles je décorai mon «sapin de noël» de toutes les paillettes possibles, que je me précipitai à Léningrad pour le couronner d’une étoile d’or... Et me marier.

Et pendant longtemps, Elle fut incarnée par elle.

 

Mais un jour... dans un wagon du métro de Léningrad, tenant sur mes genoux ma fille de cinq ans aux petites nattes châtain ornées de rubans roses, je vis sur la banquette d’en face, parmi des gens de toute sorte et qui n’avaient pour moi strictement rien d’intéressant, le pendant de notre couple parent-enfant, dans une attitude analogue; seulement, les genoux étaient ceux d’une jeune mère. Je compris que nos filles échangeaient des regards depuis un moment, et que la mère chuchotait à l’oreille de la sienne quelque chose comme: «Mais tiens-toi donc tranquille, ça ne se fait pas... Nous ne nous connaissons pas...» Et quand elle leva la tête et que ses yeux s’arrêtèrent sur moi, un peu troublés et interrogateurs, leurs vantaux entrouverts comme le portillon d’un jardin que par inadvertance on n’a pas fermé, j’eus le temps de m’y glisser aussitôt et de jeter un coup d’œil alentour...

Vrai, si je n’avais pas été moi, nous serions sans doute descendus ensemble, avec nos filles intimidées mais heureuses, nous aurions pris l’interminable escalator du métro léningradien, et nous serions allés... disons, ne serait-ce que sur la perspective Nevski, longeant Gostiny Dvor, la cathédrale de Kazan et les statues de Koutouzov et de Barclay de Tolly, et j’aurais absolument voulu savoir comment, pourquoi je La rencontrais seulement maintenant... si irréparablement tard...

Il n’y avait dans ses yeux que des questions. Et moi — pressentant bien que les roues du temps tou rnaient rien moins qu’à mon avantage et n’ayant nulle envie d’en tenir compte, tout en en tenant compte en réalité et sachant qu’en vertu d’une loi qui nous dépasse elles tournent depuis toujours pour tout le monde, tantôt en avance, tantôt en retard les unes sur les autres, mais rarement à l’unisson — lorsque quelques stations plus loin elle se leva et se dirigea lentement vers la porte avec sa fille, en dépit de toutes ces circonstances, je me levai aussi, mentalement, et descendis à leur suite...

Le film somnambulique qui, une fois de plus, défilait déjà dans ma tête, m’absorba pratiquement tout entier. Autour de moi, évidemment, on se levait, on s’asseyait, quelqu’un racontait quelque-chose... et je restai même plusieurs minutes sans répondre à la question que me répétait ma fille. A la fin elle se tut, et c’est alors seulement que, revenant à moi, je sentis sa main sur la mienne et vis ses yeux gris fixés sur moi, pleins d’une interrogation étonnée.

 

Il y avait bien longtemps que je ne regardais plus aut our de moi. Et que ma fille, ainsi que mon fils, ne s’asseyaient plus sur mes genoux. La meilleure occupation dans les transports me semblait être, comme autrefois, la lecture ou la contemplation du monde derrière la vitre; mais les livres s’étaient épaissis et s’accompagnaient souvent de journaux, et le monde avait grandi dans les mêmes proportions. La géographie, pour diverses raisons, en était devenue plus accessible, et la compréhension plus ambivalente.

Mais me voici dans un train de la banlieue de Moscou et je lis, mettons, un journal...

Ou bien dans un wagon de chemin de fer à destination lointaine...

Dans un avion...

Attablé dans la salle à manger d’un transatlantique...

Dans un sympathique bistrot de Montmartre...

Dans un pub de Fleet Street...

Flânant sur les quais de la Seine...

De la Loire...

Sur un banc à Hyde Park...

Ou sur la place Saint-Marc...

Et combien de fois, après cela, me suis-je adressé au Tout-Puissant — moi, agnostique invétéré — à peu près en ces termes: «O Dieu miséricordieux, Toi qui seul as tout vu et qui sais tout, réponds-moi: à quoi bon tout cela? A quoi bon toutes ces vies mentalement vécues en une minute, en quelques secondes, bues d’un coup jusqu’à la dernière goutte et qui me laissent une légère ivresse, mais n’étanchent pas ma soif? J’ignore si je suis un pécheur à Tes yeux, mais moi, je Te le dis honnêtement, je ne me connais pas de péché. Je ne demande donc pas de pardon, pas même de conseil — de ces conseils qu’excellent à donner ceux qui ont été élevés, on ne sait p ar qui, au rang de Tes serviteurs, car en ces sortes de choses ils sont tout aussi impuissants et tout aussi simples mortels. Qu’ils s’occupent donc de leurs affaires. Je ne peux pas non plus T’adresser les paroles que j’entends si souvent dans la bouche d e mes faibles frères humains: «Protège ton fils, qui s’est englué dans un péché secret, de cette tentation, et dirige ses pas dans le droit chemin, afin qu’il puisse avec une conscience sereine regarder dans les yeux ses frères et ses petits-enfants...» Je les regarde sereinement. Frappé, oui, peut-être; et peut-être aussi affligé, et considérablement, de n’avoir pas connu l’unité: j’aurai sur cette terre erré en hémistiche, en refrain inachevé, pèlerin ou Ulysse de l’amour...»

 

Mais il y avait les rêves. Qui n’a connu cette brûlure de l’amertume, ou de la joie, lorsque d’une réalité — ésotérique — on passe dans l’autre, celle qui obéit aux lois de la gravitation? Dans les rêves, non seulement je vole et je nage comme un dauphin, mais aussi, au moment où je m’y attends le moins, je rencontre celle qui me semblait La personnifier. Je reconnais parfois celles qu’ici-bas j’ai connues de près, mais toujours à travers le filtre des convenances sociales. Dans les rêves, on se comprend aussi facilement que l’on vole, et alors on s’étonne: c’était donc possible...

Certains rêves, sans savoir moi-même pourquoi, je les notais par écrit. Mais un seul s’est inscrit dans ma mémoire, s’y est greffé si bien que maintenant je ne sais plus si cela fut, ou ne fut point.

C’était Elle — non pas pressentie, mais pleinement perçue avec une certitude inébranlable: Elle! Exactement celle que j’avais si longtemps attendue et vue en songe, et sans qui je ne concevais pas de pouvoir achever ma tâche terrestre. N’ayant jamais douté qu’un jour ou l’autre elle se trouvât sur mon chemin pour parcourir avec moi au moins quelques pas dans le champ que la vie nous ouvrirait à ce moment-là, j’étais prêt à attendre aussi longtemps qu’il faudrait...

Or nous nous étions rencontrés.

J’avais remarqué que mon âge et les circonstances de ma vie me portaient maintenant non pas à craindre, certes, mais à éviter inconsciemment de la rencontrer dans le monde des faits réels, des grands devoirs et des responsabilités concrètes.

Je crois qu’Elle aussi, m’app araissant en rêve, avait quant à la vie réelle les mêmes réserves. Je ne sais d’où elle venait (n’étant pas de celles que j’avais rencontrées), mais elle était arrivée, comme si nous avions toujours été ensemble, sans pose, sans déchirement, sans passion ni sanglots: les yeux dans les yeux, la main dans la main, et, du même pas, notre course, notre fuite devant un danger implacable et imminent. Nous sortîmes ensemble du porche d’un grand immeuble, dans le crépuscule froid d’une ville endormie. Il fallait s’enfuir au plus vite, mais je m’apercevais soudain que j’étais en chemise, tandis qu’elle portait sur son bras un imperméable beige. La peur de quitter un abri pour toujours (que ce fût pour toujours, j’en avais l’entière certitude) était apparemment plus forte que celle de prendre froid. «Elle n’en a certainement pas besoin», pensai-je, mais déjà, sans rien dire, Elle me tendait le vêtement et, toujours en silence, m’entraînait dans la rue.

Nous longions des rues, en traversions d’autres, nous efforçant de ne pas passer par les places, de paraître calmes et de ne pas attirer l’attention. La fuite, en ce moment, était notre unique affaire commune, mais elle renfermait le sens profond d’une situation extrême où se dénude notre nature intime et où, plus communément, les rapports entre les êtres apparaissent sous leur vrai jour.

Je ressentais comme une évidence notre indéfectible unité — hors de nous, en nous, en ce qui était maintenant, en ce qui avait été et ce qui devait être, et même en ce qui n’avait jamais été et ne serait plus jam ais...

Tournés vers la vie, ouverts à elle autant que nous le pouvions, nous tenant très fort par la main, nous en dévorions le cours vertigineusement accéléré, et nous croyions être un peu des héros de Dante — heureux dans la damnation, mais enfants du siècle et de ses représentations...

La ville ne s’éloignait pas, mais croissait, s’enveloppait de mouvement et s’emplissait d’un grondement omniprésent.

Soudain une troupe d’adolescents, depuis l’autre côté de la rue, se mit à nous crier sur un ton qui exigeait une réponse: «Heil! Heil! Heil!..» Et ma mémoire complétait le cliché en elle gravé: «Hitler!.. Hitler!.. Hitler!...»

Nous étions rejoints... Et je compris que c’était toujours le même danger auquel nous tentions d’échapper, et que le plus sage était pour l’instant de ne pas s’engager avec eux dans une polémique mais de s’esquiver physiquement, de se faufiler sans se salir... Comme lorsque, marchant sur une route sèche, on tombe soudain sur un bourbier alors qu’on a des souliers neufs intacts, un pantalon tout frais repassé et une petite amie en escarpins vernis... On cherche un passage à sec... On la prendrait bien dans ses bras, tant pis pour les souliers et le pantalon au pli impeccable, mais voici que la pluie commence à tomber et qu’un éclair vient de zébrer le ciel... Et la petite amie pleine d’à propos enlève ses escarpins, les saisit dans sa main gauche et vous tend la droite...

 

— Heil... articula-t-elle, dans un souffle, au-dessus de mon épaule... Et nous nous éloignâmes de la meute enragée...

— Heil! Heil! continuaient à crier les gueules frénétiques des adolescents et des adultes que nous croisions. Ils déferlaient sans fin, et il n’y avait de salut possible que dans ce seul mot que je venais d’entendre crier dans un murmure, sur mon épaule.

— Heil! criai-je à mon tour, levant le bras pour saluer. Heil! Heil!

Dans l’air ne vibraient plus que ce «Heil!» et le fracas des bottes ferrées, les ordres hurlés et les crosses heurtant la chaussée, tandis que les régiments de possédés qui nous croisaient, me prenant je ne sais pourquoi pour un gradé, claquaient plus fort des talons pour me saluer. Un ordre retentit, leurs gorges se déployèrent et l’air s’emplit de leur vocifération: «Heil Hitler!»

 

Est-ce l’Enfer ou seulement ses Portes? pensai-je tout à coup. Je tournai sur moi-même lentement et le plus calmement possible..., mais il n’y avait pas d’issue... Derrière nous les mêmes troupes martelaient leur marche, et quelque part, tout près, hurlaie nt les trompettes d’un orchestre... Alors, prenant une pose théâtrale et serrant encore plus fort Sa main... «Heil!» criai-je de toute la puissance de ma gorge; puis: «Heil!» un peu moins fort; «Heil...», presque en chuchotant dans le silence qui soudain s ’était abattu sur la ville désertée...

J’étais seul sur une place déserte qu’éclairaient vaguement de mornes réverbères. Personne ne nous avait rien fait, mais... Elle avait disparu... Scrutant les ténèbres vides de rues inconnues, j’attendais, avec l’espoir que, sortant de l’une d’elles, Celle que je venais de «sauver» allait reparaître, et, en silence, me reprendre par la main...

La lune, surgissant inopinément hors des nuages en un point inattendu, m’éclaira durant un long et douloureux instant les pavés mouillés et glissants — mon Golgotha — puis disparut à nouveau.

 

Un cortège de plusieurs voitures roulait sans hâte sur l’asphalte lisse en direction de la petite ville de Sainte-Geneviève des Bois, dans la banlieue de Paris...

Le commencement de l’autom ne; environ midi; la coupole d’un ciel bleu pâle voilé par endroit de nuages duveteux, derrière lesquels non seulement se devine, mais parfois se montre un soleil encore chaud...

La voiture de tête était noire et par toutes ses fenêtres on n’apercevait que des fleurs. Elle contenait cette partie de moi qui venait d’achever son parcours terrestre, et que l’on transportait maintenant selon l’itinéraire que j’avais déterminé à l’avance.

Si j’avais voulu, j’aurais pu me trouver en ce moment n’importe où ailleurs; mais quelque chose, qui dépassait largement une ordinaire curiosité, me retenait près de ceux de mes proches qui étaient sincèrement chagrinés.

Quittant l’autoroute, le cortège prit la route qui menait à la ville, longeant un paysage que je connaissais bien et dans lequel j’attribuais toujours une place privilégiée au grand bâtiment jaune, vestige d’une ancienne forteresse, un donjon où, autrefois, les émigrés russes dit de la «première vague» avaient passé leurs années d’exil... Puis ce furent des maiso ns avec de petits magasins, des salons de coiffure, des sociétés et des bureaux, des villas... des rangées d’arbres taillés et des bordures de fleurs d’automne... Puis, en approchant du cimetière, la procession passa le long d’une place où s’élève un énorm e «Carrefour»...

On tourna encore une fois ou deux... Et là...

A l’une des trois tables disposées sous un énorme platane aux branches écartées comme des doigts, devant un petit café à l’angle de la rue que suivait notre caravane et de celle qu’elle allait traverser, je La vis assise, Elle qui naguère, sur une place sans nom d’une terrible ville sans nom, avait disparu dans une sorte de noir sans nom...

En une fraction de seconde — avant que nos yeux ne se rencontrent — je la reconnus tout de suite et tout e ntière, à la grâce particulière de sa silhouette, à sa façon de se tenir — sans contrainte, mais réservée et fière, à la fois calme et frémissante, détachée de tout ce qui l’entourait et en même temps, très visiblement, figée dans l’attente...

Nos regards se rencontrèrent alors que je m’envolais déjà hors de la voiture — le sien fusait vers moi — et tombèrent l’un dans l’autre à mi-chemin, avant l’instant de notre brève étreinte.

Comme l’autre fois, elle me prit par la main, mais au lieu de m’entraîner loin d’un danger menaçant, elle regarda s’éloigner la caravane et, faisant un signe dans sa direction: — Tu veux y aller?

— Non. Je secouai la tête.

Tranquille quant à ceux que je laissais ici pour un temps, j’étais parfaitement assuré que le rituel, bien rôdé, serait accompli sans encombre... que tout ce que pensait en ce moment chacun d’eux, je le percevrais et m’en souviendrais toujours, et quant à leurs larmes d’adieu, si elles devaient couler, j’en avais moi-même versé plus d’une fois...

Ainsi laissons le terrestre à la terre...

Sans projeter d’ombres, nous nous éloignâmes de la table, près de laquelle était une chaise blanche à la peinture écaillée — exactement semblable aux autres, mais sur laquelle était posé son imperméable beige.

— On le prend?

— Non. Maintenant nous n’en aurons plus besoin...

Je me tournai vers elle et... Et soudain je sentis un choc, comme une digue qui se rompt, et la joie poignante de la reconnaissance déferla en moi; maintenant j’étais parfaitement sûr que là-bas, dans le rêve, ce n’était pas notre première rencontre, et que celle-ci n’était pas la seconde! En rêve je n’en avais pas douté, mais au réveil... Et pourtant nous ne nous étions pas rencontrés par hasard, puisque nous étions sortis ensemble de la maison — Notre maison! Maintenant je reconnaissais non seulement sa silhouette, mais aussi son visage, l’intonation de sa voix... Et ce sourire avec lequel elle regardait la figure sans doute stupide que je faisais, avec mes yeux écarquillés...

— Tu... tu es... — je n’osais prononcer son nom. Elle éclata de rire:

— Eh bien, si tu es Ulysse, pourquoi ne serais-je pas Pénélope...

Son rire sonnait comme un défi espiègle.

— Pénélope?... Non, non... Pour nous tout est complètement différent... Et puis je n’ai pas reconnu en toi (que c’es t loin, déjà!), celle que j’avais tant espérée, si longtemps rêvée... Alors, tu n’as pas besoin d’avoir un nom.

Je voulais dire encore quelque chose, expliquer..., mais je compris soudain que tout cela était superflu. Sur le visage de ma compagne (je ne la voyais que de profil) avait passé, comme une vague, l’ombre d’un chagrin: voici le sourire disparu, les lèvres serrées, les sourcils froncés, et changé le pli des paupières... Puis voici qu’à nouveau son visage s’éclaire... Nos yeux se rencontrent... Notre pas s’allonge... Et Elle me tend les bras...


Septembre 1997